4 Containers, 1 Drawing and One Landscape / On Board of Victor Hugo, 2010

Victor Hugo, 1802-1885

 

Les travailleurs de la mer  

 

(...) Il se dresse debout au haut de ces vagues roulées qui jaillissent sous la pression des souffles et se tordent comme les copeaux sortant du rabot du menuisier. Il se tient tout entier hors de l’écume, et, s’il y a à l’horizon des navires en détresse, blême dans l’ombre, la face éclairée de la lueur d’un vague sourire, l’air fou et terrible, il danse.(…)

 

En somme, ce n’était qu’un pauvre homme sachant lire et écrire. Il est probable qu’il était sur la limite qui sépare le songeur du penseur. Le penseur veut, le songeur subit. La solitude s’ajoute aux simples, et les complique d’une certaine façon. Ils se pénètrent à leur insu d’horreur sacrée. L’ombre où était l’esprit de Gilliatt se composait, en quantité presque égale, de deux éléments, obscurs tous deux, mais bien différents : en lui, l’ignorance, infirmité ; hors de lui, le mystère, immensité.(…)

 

La rêverie, qui est la pensée à l’état de nébuleuse, confine au sommeil, et s’en préoccupe comme de sa frontière. L’air habité par des transparences vivantes, ce serait le commencement de l’inconnu ; mais au-delà s’offre la vaste ouverture du possible. Là d’autres êtres, là d’autres faits. Aucun surnaturalisme ; mais la continuation occulte de la nature infinie. Gilliatt, dans ce désoeuvrement laborieux qui était son existence, était un bizarre observateur. Il allait jusqu’à observer le sommeil. Le sommeil est en contact avec le possible, que nous nommons aussi l’invraisemblable. Le monde nocturne est un monde. La nuit, en tant que nuit, est un univers. L’organisme matériel humain, sur lequel pèse une colonne atmosphérique de quinze lieues de haut, est fatigué le soir, il tombe de lassitude, il se couche, il se repose ; les yeux de chair se ferment ; alors dans cette tête assoupie, moins inerte qu’on ne croit, d’autres yeux s’ouvrent ; l’inconnu apparaît. Les choses sombres du monde ignoré deviennent voisines de l’homme, soit qu’il y ait communication véritable, soit que les lointains de l’abîme aient un grossissement visionnaire ; il semble que les vivants indistincts de l’espace viennent nous regarder et qu’ils aient une curiosité de nous, les vivants terrestres ; une création fantôme monte ou descend vers nous et nous côtoie dans un crépuscule ; devant notre contemplation spectrale, une vie autre que la nôtre s’agrège et se désagrège, composée de nous-mêmes et d’autre chose ; et le dormeur, pas tout à fait voyant, pas tout à fait inconscient, entrevoit ces animalités étranges, ces végétations extraordinaires, ces lividités terribles ou souriantes, ces larves, ces masques, ces figures, ces hydres, ces confusions, ce clair de lune sans lune, ces obscures décompositions du prodige, ces croissances et ces décroissances dans une épaisseur trouble, ces flottaisons de formes dans les ténèbres, tout ce mystère que nous appelons le songe et qui n’est autre chose que l’approche d’une réalité invisible. Le rêve est l’aquarium de la nuit.(…)

 

Le logis les Bravées, dont la devanture faisait partie de la muraille même du port, était remarquable par une double rangée de fenêtres, au nord, du côté d’un enclos plein de fleurs, au sud, du côté de l’océan ; de sorte que cette maison avait deux façades, l’une sur les tempêtes, l’autre sur les roses.(…)

 

Cette maison tourne le dos à la mer. Sa façade du côté de l’océan n’est qu’une muraille. En examinant attentivement cette façade, on y distingue une fenêtre, murée. Les deux pignons offrent trois lucarnes, une à l’est, deux à l’ouest, murées toutes trois. La devanture qui fait face à la terre a seule une porte et des fenêtres. La porte est murée. Les deux fenêtres du rez-de-chaussée sont murées. Au premier étage, et c’est là ce qui frappe tout d’abord quand on approche, il y a deux fenêtres ouvertes ; mais les fenêtres murées sont moins farouches que ces fenêtres ouvertes. Leur ouverture les fait noires en plein jour. Elles n’ont pas de vitres, pas même de châssis. Elles s’ouvrent sur l’ombre du dedans. On dirait les trous vides de deux yeux arrachés. Rien dans cette maison. On aperçoit par les croisées béantes le délabrement intérieur. Pas de lambris, nulle boiserie, la pierre nue. On croit voir un sépulcre à fenêtre permettant aux spectres de regarder dehors. Les pluies affouillent les fondations du côté de la mer. Quelques orties agitées par le vent caressent le bas des murs. À l’horizon, aucune habitation humaine. Cette maison est une chose vide où il y a le silence. Si l’on s’arrête pourtant et si l’on colle son oreille à la muraille, on y entend confusément par instants des battements d’ailes effarouchées.(…)

 

Ce plateau, silencieux et nu, dérobait à très courte distance dans le précipice sa courbe déclive et fuyante. La mer en bas se taisait. Il n’y avait point de vent. Les brins d’herbe ne bougeaient pas.(...)

 

Les solitudes d’eau sont lugubres. C’est le tumulte et le silence. Ce qui se fait là ne regarde plus le genre humain. C’est de l’utilité inconnue. Tel est l’isolement du rocher Douvres. Tout autour, à perte de vue, l’immense tourment des flots.(...)

 

La chaloupe s’enfonça dans le brouillard et s’effaça. On ne vit plus rien.Le frappement des rames décrut et s’évanouit. C. resta seul.(...)

 

Tout cet ensemble était stagnant. À peine un souffle dans l’air, à peine une ride sur la vague. On devinait sous cette surface muette de l’eau la vaste vie noyée des profondeurs.(...)

 

Pas un trou, pas un relief. L’escarpement était inhospitalier ; un forçat n’eût pu s’en servir pour sa fuite ni un oiseau pour son nid.(...)

 

Pas de bête comme la mer pour dépecer une proie. L’eau est pleine de griffes. Le vent mord, le flot dévore ; la vague est une mâchoire. C’est à la fois de l’arrachement et de l’écrasement. L’océan a le même coup de patte que le lion.(...)

 

La D. avait la plaie qu’aurait un homme coupé en deux ; c’était un tronc ouvert laissant échapper un fouillis de débris semblable à des entrailles. Des cordages flottaient et frissonnaient ; des chaînes se balançaient en grelottant ; les fibres et les nerfs du navire étaient à nu et pendaient. Ce qui n’était pas fracassé était désarticulé ; des fragments du mailletage du doublage étaient pareils à des étrilles hérissées de clous ; tout avait la forme de la ruine ; une barre d’anspec n’était plus qu’un morceau de fer, une sonde n’était plus qu’un morceau de plomb, un cap-de-mouton n’était plus qu’un morceau de bois, une drisse n’était plus qu’un bout de chanvre, un touron n’était plus qu’un écheveau brouillé, une ralingue n’était plus qu’un fil dans un ourlet ; partout l’inutilité lamentable de la démolition ; rien qui ne fût décroché, décloué, lézardé, rongé, déjeté, sabordé, anéanti ; aucune adhésion dans ce monceau hideux, partout la déchirure, la dislocation, et la rupture, et ce je ne sais quoi d’inconsistant et de liquide qui caractérise tous les pêle-mêle, depuis les mêlées d’hommes qu’on nomme batailles jusqu’aux mêlées d’éléments qu’on nomme chaos.(...)

 

On croyait voir le mur pas essuyé d’une chambre d’assassinat. On eût dit que des écrasements d’hommes avaient laissé là leur trace ; la roche à pic avait on ne sait quelle empreinte d’agonies accumulées. En de certains endroits ce carnage paraissait ruisseler encore, la muraille était mouillée et il semblait impossible d’y appuyer le doigt sans le retirer sanglant. Une rouille de massacre apparaissait partout. Au pied du double escarpement parallèle, épars à fleur d’eau ou sous la lame, ou à sec dans les affouillements, de monstrueux galets ronds, les uns écarlates, les autres noirs ou violets, avaient des ressemblances de viscères ; on croyait voir des poumons frais, ou des foies pourrissant. On eût dit que des ventres de géants avaient été vidés là. De longs fils rouges, qu’on eût pu prendre pour des suintements funèbres, rayaient du haut en bas le granit.

 

Ces aspects sont fréquents dans les cavernes de la mer.(...)

 

Sur d’autres points, dans des angles rentrants où s’était accumulé un sable fin ondé à la surface plutôt par le vent que par le flot, il y avait des touffes de chardon bleu.(...)

 

Tant qu’il dormait, il croyait veiller et vivre ; quand il se réveillait, il croyait dormir.

En effet, il était désormais dans un songe.(...)

 

Il était là comme dompteur. Il le comprenait presque. Élargissement étrange pour son esprit. En outre, il avait autour de lui, à perte de vue, l’immense songe du travail perdu. Voir manoeuvrer dans l’insondable et dans l’illimité la diffusion des forces, rien n’est plus troublant. On cherche des buts. L’espace toujours en mouvement, l’eau infatigable, les nuages qu’on dirait affairés, le vaste effort obscur, toute cette convulsion est un problème. Qu’est-ce que ce tremblement perpétuel fait ? que construisent ces rafales ? que bâtissent ces secousses ? Ces chocs, ces sanglots, ces hurlements, qu’est-ce qu’ils créent ? à quoi est occupé ce tumulte ? Le flux et le reflux de ces questions est éternel comme la marée. Gilliatt, lui, savait ce qu’il faisait ; mais l’agitation de l’étendue l’obsédait confusément de son énigme. À son insu, mécaniquement, impérieusement, par pression et pénétration, sans autre résultat qu’un éblouissement inconscient et presque farouche, Gilliatt rêveur amalgamait à son propre travail le prodigieux travail inutile de la mer. Comment, en effet, ne pas subir et sonder, quand on est là, le mystère de l’effrayante onde laborieuse ? Comment ne pas méditer, dans la mesure de ce qu’on a de méditation possible, la vacillation du flot, l’acharnement de l’écume, l’usure imperceptible du rocher, l’époumonement insensé des quatre vents ? Quelle terreur pour la pensée, le recommencement perpétuel, l’océan puits, les nuées Danaïdes, toute cette peine pour rien! (...)

 

Un écueil voisin de la côte est quelquefois visité par les hommes ; un écueil en pleine mer, jamais. Qu’irait-on y chercher ? ce n’est pas une île. Point de ravitaillement à espérer, ni arbres à fruits, ni pâturages, ni bestiaux, ni sources d’eau potable. C’est une nudité dans une solitude. C’est une roche, avec des escarpements hors de l’eau et des pointes sous l’eau. Rien à trouver là que le naufrage.

 

Ces espèces d’écueils, que la vieille langue marine appelle les Isolés, sont, nous l’avons dit, des lieux étranges. La mer y est seule. Elle fait ce qu’elle veut. Nulle apparition terrestre ne l’inquiète. L’homme épouvante la mer ; elle se défie de lui ; elle lui cache ce qu’elle est et ce qu’elle fait. Dans l’écueil, elle est rassurée ; l’homme n’y viendra pas. Le monologue des flots ne sera point troublé. Elle travaille à l’écueil, répare ses avaries, aiguise ses pointes, le hérisse, le remet à neuf, le maintient en état. Elle entreprend le percement du rocher, désagrège la pierre tendre, dénude la pierre dure, ôte la chair, laisse l’ossement, fouille, dissèque, fore, troue, canalise, met les coecums en communication, emplit l’écueil de cellules, imite l’éponge en grand, creuse le dedans, sculpte le dehors. Elle se fait, dans cette montagne secrète, qui est à elle, des antres, des sanctuaires, des palais ; elle a on ne sait quelle végétation hideuse et splendide composée d’herbes flottantes qui mordent et de monstres qui prennent racine ; elle enfouit sous l’ombre de l’eau cette magnificence affreuse. Dans l’écueil isolé, rien ne la surveille, ne l’espionne et ne la dérange ; elle y développe à l’aise son côté mystérieux inaccessible à l’homme. Elle y dépose ses sécrétions vivantes et horribles. Tout l’ignoré de la mer est là.

 

Les promontoires, les caps, les finisterres, les nases, les brisants, les récifs, sont, insistons-y, de vraies constructions. La formation géologique est peu de chose, comparée à la formation océanique. Les écueils, ces maisons de la vague, ces pyramides et ces syringes de l’écume, appartiennent à un art mystérieux que l’auteur de ce livre a nommé quelque part l’Art de la Nature, et ont une sorte de style énorme. Le fortuit y semble voulu. Ces constructions sont multiformes. Elles ont l’enchevêtrement du polypier, la sublimité de la cathédrale, l’extravagance de la pagode, l’amplitude du mont, la délicatesse du bijou, l’horreur du sépulcre. Elles ont des alvéoles comme un guêpier, des tanières comme une ménagerie, des tunnels comme une taupinière, des cachots comme une bastille, des embuscades comme un camp. Elles ont des portes, mais barricadées, des colonnes, mais tronquées, des tours, mais penchées, des ponts, mais rompus. Leurs compartiments sont inexorables ; ceci n’est que pour les oiseaux ; ceci n’est que pour les poissons. On ne passe pas. Leur figure architecturale se transforme, se déconcerte, affirme la statique, la nie, se brise, s’arrête court, commence en archivolte, finit en architrave ; bloc sur bloc ; Encelade est le maçon. Une dynamique extraordinaire étale là ses problèmes, résolus. D’effrayants pendentifs menacent, mais ne tombent pas. On ne sait comment tiennent ces bâtisses vertigineuses. Partout des surplombs, des porte-à-faux, des lacunes, des suspensions insensées ; la loi de ce babélisme échappe ; l’Inconnu, immense architecte, ne calcule rien, et réussit tout ; les rochers, bâtis pêle-mêle, composent un monument monstre ; nulle logique, un vaste équilibre. C’est plus que de la solidité, c’est de l’éternité. En même temps, c’est le désordre. Le tumulte de la vague semble avoir passé dans le granit. Un écueil, c’est de la tempête pétrifiée. Rien de plus émouvant pour l’esprit que cette farouche architecture, toujours croulante, toujours debout. Tout s’y entraide et s’y contrarie. C’est un combat de lignes d’où résulte un édifice. On y reconnaît la collaboration de ces deux querelles, l’océan et l’ouragan.(...)

 

Cette cave figurait le dedans d’une tête de mort énorme et splendide ; la voûte était le crâne, et l’arche était la bouche ; les trous des yeux manquaient. Cette bouche, avalant et rendant le flux et le reflux, béante au plein midi extérieur, buvait de la lumière et vomissait de l’amertume. De certains êtres, intelligents et mauvais, ressemblent à cela. Le rayon du soleil, en traversant ce porche obstrué d’une épaisseur vitreuse d’eau de mer, devenait vert comme un rayon d’Aldébaran. L’eau, toute pleine de cette lumière mouillée, paraissait de l’émeraude en fusion. Une nuance d’aigue marine d’une délicatesse inouïe teignait mollement toute la caverne. La voûte, avec ses lobes presque cérébraux et ses ramifications rampantes pareilles à des épanouissements de nerfs, avait un tendre reflet de chrysoprase. Les moires du flot, réverbérées au plafond, s’y décomposaient et s’y recomposaient sans fin, élargissant et rétrécissant leurs mailles d’or avec un mouvement de danse mystérieuse. Une impression spectrale s’en dégageait ; l’esprit pouvait se demander quelle proie ou quelle attente faisait si joyeux ce magnifique filet de feu vivant. Aux reliefs de la voûte et aux aspérités du roc pendaient de longues et fines végétations baignant probablement leurs racines à travers le granit dans quelque nappe d’eau supérieure, et égrenant, l’une après l’autre, à leur extrémité, une goutte d’eau, une perle. Ces perles tombaient dans le gouffre avec un petit bruit doux. Le saisissement de cet ensemble était indicible. On ne pouvait rien imaginer de plus charmant ni rien rencontrer de plus lugubre.

 

C’était on ne sait quel palais de la Mort, contente.(...)

 

Une mousse robuste, qui avait toutes les nuances de l’olive, cachait et amplifiait les exostoses du granit. De tous les surplombs jaillissaient les minces lanières gaufrées du varech dont les pêcheurs se font des baromètres. Le souffle obscure de la caverne agitait ces courroies luisantes.(...)

 

L’amoncellement étincelant des coquillages faisait sous la lame, à de certains endroits, d’ineffables irradiations à travers lesquelles on entrevoyait un fouillis d’azurs et de nacres, et des ors de toutes les nuances de l’eau.(...)

 

La grande venue des vents vers la terre se fait aux équinoxes. À ces époques la balance du tropique et du pôle bascule, et la colossale marée atmosphérique verse son flux sur un hémisphère et son reflux sur l’autre.

 

Il y a des constellations qui signifient ces phénomènes, la Balance, le Verseau.

C’est l’heure des tempêtes.

La mer attend, et garde le silence.

Quelquefois le ciel a mauvaise mine. Il est blafard, une grande panne obscure l’obstrue. Les marins regardent avec anxiété l’air fâché de l’ombre.

Mais c’est son air satisfait qu’ils redoutent le plus. Un ciel riant d’équinoxe, c’est l’orage faisant patte de velours.(...)

 

Le navire à vapeur, c’est la boussole complétée ; la boussole indique le droit chemin, la vapeur le suit. L’une propose, l’autre exécute. Où était-elle, sa Durande, cette magnifique et souveraine Durande, cette maîtresse de la mer, cette reine qui le faisait roi ! Avoir été dans son pays l’homme idée, l’homme succès, l’homme révolution ! y renoncer ! abdiquer ! N’être plus ! faire rire ! Être un sac où il y a eu quelque chose ! Être le passé quand on a été l’avenir ! aboutir à la pitié hautaine des idiots ! voir triompher la routine, l’entêtement, l’ornière, l’égoïsme, l’ignorance ! voir recommencer bêtement les va-et-vient des coutres gothiques cahotés sur le flot ! voir la vieillerie rajeunir ! avoir perdu toute sa vie ! avoir été la lumière et subir l’éclipse ! Ah ! comme c’était beau sur les vagues cette cheminée altière, ce prodigieux cylindre, ce pilier au chapiteau de fumée, cette colonne plus grande que la colonne Vendôme, car sur l’une il n’y a qu’un homme et sur l’autre il y a le progrès ! L’océan était dessous. C’était la certitude en pleine mer. On avait vu cela dans cette petite île? Oui, on l’avait vu ! Quoi ! on l’a vu, et on ne le reverra plus ! (...)

 

À l’instant où le navire s’effaça à l’horizon, la tête disparut sous l’eau. Il n’y eut plus rien que la mer. (...)